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Défi #17 Pourquoi le gris?

    Gris? Vous parlez d’une couleur?

    Qui a envie de gris? On l’associe aux jours de pluie, à la morosité, voire à l’ennui. Et pourtant le gris a bien des qualités.

    Caméléon par excellence, le gris met en valeur les autres couleurs. Elles brillent grâce à lui; elles prennent de l’importance. Et si elles s’harmonisent plus facilement, c’est encore grâce à lui. Et puis, lui-même nous offre une infinité de nuances comme autant de parfums subtils et délicats.

    Partons dès lors dans une exploration du gris chez les artistes, mais pas avant une balade dans la perception visuelle pour comprendre sa versatilité. Ignorez cette section si seuls les aspects artistiques vous intéressent, ou sautez directement au résumé. Mais si vous avez un peu de temps, laissez-vous surprendre par les vidéos.

    Et puis, inspirez-vous de toutes ces œuvres, observez où se cachent les gris, reproduisez-les à votre manière avant de vous lancer dans de nouvelles créations.

    Cet article est aussi l’occasion de revoir des sujets évoqués dans des défis précédents ( les couleurs complémentaires, la palette de l’heure magique, les couleurs de la nuit, les fleurs, la couleur de l’ombre, etc.) en les regardant d’un autre point de vue: la présence du gris.

    Résultat du défi « Pourquoi le gris? » (V.Lacroix CC-BY-SA)

    Les propriétés du gris

    En prélude, petit passage par quelques définitions pour savoir de quoi l’on parle.

    Gris et neutres

    Qu’est-ce qu’un gris? Une couleur située entre le noir et le blanc, et dont on ne peut distinguer la teinte; L’ensemble — noir et blanc compris — constitue les neutres.

    Dans l’application colorotate (voir les défis #5 et #6), ce sont les couleurs de l’axe central dont le noir et le blanc sont les extrémités. Il est commode de leur associer une clarté, soit L=0 pour le noir et L=100 pour le blanc. Toute couleur de l’écran se place à l’intérieur ou à la surface de cette toupie.

    Une représentation de 10 couleurs neutres (du noir au blanc) dans l’application COLOROTATE.(V.Lacroix CC-BY-SA)

    Où commence alors le premier gris? Tout est relatif; il me semble raisonnable de considérer comme gris toute couleur entre L=15 et L=94 soit du deuxième au neuvième échantillon gris ci-dessus.

    Au fait, n’avez-vous pas l’impression que les cercles sur l’axe sont identiques et que seul l’éclairage diffère? Par contre, rien de tel pour la bande horizontale des gris, en bas.

    Deux interprétations sont en effet possibles: relative ou absolue. Sur l’axe, on interprète la couleur dans un contexte qui suggère un éclairage plus ou moins foncé. En bas par contre, un blanc constant séparant les couleurs sert de référence.

    Le peintre, le photographe ou l’observateur aguerri ont pris l’habitude de passer d’une interprétation à l’autre (i.e. relative versus absolue).

    Gris colorés

    Et les gris colorés ? Ils sont légèrement à l’écart de l’axe central. Aussi, gris et gris colorés forment le coeur de la toupie: ils sont à l’intérieur d’un étroit cylindre (voir des exemples ci-dessous).

    Représentation des gris colorés de la colonne de droite dans l’application COLOROTATE en vue de face (V.Lacroix CC-BY-SA).
    Représentation de gris colorés situés au coeur de la « toupie des couleurs » (NB: il manque un gris vert car COLOROTATE limite le nombre de couleurs à droite) ; à titre de comparaison, les couleurs de même teinte à leur plus haute intensité colorée (à l’équateur) sont également indiquées (vue de haut dans l’application COLOROTATE, V.Lacroix CC-BY-SA).

    Perception des gris

    Dans le défi précédant, par l’observation des ombres, nous avons constaté qu’un gris neutre se teinte de la complémentaire de son voisinage: sa neutralité disparaît!

    Regardons à présent plus systématiquement sur des exemples artificiels les variations de contraste de clarté, de teinte et d’intensité de couleur dans le voisinage des gris.

    Inversion de contraste de clarté

    Dire « tout est relatif » n’est pas une simple vue de l’esprit. En effet, regardez l’illusion conçue par Akiyoshi Kitaoka.

    Illusion dInversion de contraste et perception de clarté constante de carrés sur un fond neutre dégra (d’après Akiyoshi Kitaoka)

    Le carré de gauche semble plus clair que celui de droite, n’est-ce pas? Par ailleurs, les deux carrés paraissent d’un gris uniforme. Illusion sur les deux tableaux! En effet, les carrés, d’un dégradé plus foncé à gauche qu’à droite, sont identiques. Déplacez le carré sur le fond: à gauche il apparaitra gris clair, au milieu il se confondra avec le fond puis s’assombrira en s’approchant du bord droit.

    Déplacez un carré de gris dégradé sur un fond gris dégradé: sur la partie foncée il apparaît clair, au milieu il disparaît et à droite il apparaît plus foncé; il y a donc une inversion du contraste de clarté (Vidéo: CC-BY-SA Vinciane Lacroix d’après Akiyoshi Kitaoka)

    Pourquoi? Notre perception s’élabore en fonction d’un contexte. Ci-dessous, en rouge, le profil de la clarté sur une ligne horizontale traversant le fond et, en bleu, celui des carrés. La différence de clarté entre le carré et le fond donne la clarté perçue, soit, à gauche, un carré uniformément plus clair et à droite, plus foncé.


    Explication de l’illusion d’inversion de contraste; en haut, l’image conçue par Akiyoshi Kitaoka avec en superposition, des lignes bleues traversant les carrés et une ligne rouge traversant le fond. Au milieu, le profil de clarté sur les lignes bleue et rouge: les profils des carrés sont identiques. En bas, la différence entre la clarté du carré et celle du fond situé exactement en dessous. La perception de la clarté des carrés résulte de cette différence (V. Lacroix CC-BY-SA).

    Illusion de dégradé et inversion de contraste de clarté

    En quoi la perception est différente quand les carrés sont réellement uniformes? Dans la figure ci-dessous, les carrés de gauche et de droite apparaissent encore respectivement clair et foncé. Peut-être percevrez-vous une légère différence entre le côté gauche et droit d’un même carré. Quant au carré du milieu, placé là où le contraste s’inverse, il apparaît indéniablement dégradé: plus clair à gauche et plus foncé à droite. C’est une illusion!

    Trois carrés d’un gris moyen uniforme (L=50) placés sur un fond dégradé neutre. Le carré placé au milieu, là où le contraste s’inverse, apparaît plus clair à gauche et plus foncé à droite (V. Lacroix CC-BY-SA)

    Gris clair, foncé, uniforme, dégradé? Tout dépend de la référence que prend votre cerveau pour établir son jugement.

    L’artiste le sait: il peut créer l’illusion d’une clarté ou d’un dégradé en intervenant uniquement sur le fond.

    Inversion de contraste coloré

    Et que se passe-t-il si le fond est coloré comme dans la figure ci-dessous? L’illusion d’inversion de clarté demeure tandis qu’une modification de teinte s’ajoute.

    La vidéo Twitter montre la transformation des contrastes lors du déplacement du carré sur le fond coloré. Visualiser la figure en noir et blanc en dessous de la vidéo permet de juger uniquement du contraste de clarté.

    Carré d’un gris coloré dégradé du bleu au jaune sur un fond dégradé bleu-jaune (V. Lacroix CC-BY-SA)
    Version noir et blanc (carré gris dégradé jaune sur fond coloré) mettant en évidence le contraste de clarté uniquement (V. Lacroix CC-BY-SA)

    Illusion de dégradé coloré et inversion de contraste coloré

    Par contre, dans la variante ci-dessous, le carré est d’un gris uniforme; sa clarté est identique à celle du fond, au centre de l’image. Regardez le carré central. Voyez-vous le côté gauche plus jaune et le côté droit plus bleu? Pour ma part, je peux accéder aux deux interprétations selon que je focalise mon attention sur le carré (je le vois uniforme) ou sur ses bords (je perçois alors un subtil dégradé inverse à celui du fond).

    Dans la vidéo, le contraste évolue avec le mouvement du carré sur le fond. L’image dé-saturée en dessous permet à nouveau d’isoler le contraste de clarté.

    Carré d’un gris neutre uniforme sur un fond dégradé bleu-jaune (V. Lacroix CC-BY-SA)
    Version noir et blanc mettant en évidence le contraste de clarté uniquement (V. Lacroix CC-BY-SA)

    Modification du contraste d’intensité de couleur

    Enfin, reste à voir comment la perception du carré évolue quand sa couleur est intense. À gauche, le jaune semble vibrer sur le bleu; en effet, les couleurs complémentaires s’embellissent mutuellement (voir aussi le défi #4). Quand de plus le contraste de clarté est inexistant, une sensation de flottement apparaît. En comparaison, le même jaune du côté droit semble éteint. Au centre, le gris, discret, s’efface pour mettre en valeur le jaune du carré. Pas de vibration, seulement un écrin.

    La vidéo montre l’évolution de notre perception selon la position du carré sur le fond. La transcription en noir et blanc en dessous permet d’observer le contraste de clarté uniquement: le carré gauche a pratiquement disparu tandis que le contraste de clarté augmente vers la droite.

    Un carré jaune intense sur un fond dégradé bleu-jaune (V. Lacroix CC-BY-SA)

    La même image (carrés intenses jaunes) en noir et blanc (V. Lacroix CC-BY-SA)

    En résumé: propriétés et perception du gris

    Juger de la clarté ou de la neutralité d’un gris est un exercice difficile; nous voulons accéder à la perception absolue de la couleur alors que nous sommes entraînés à la juger de manière relative, nous basant sur des qualités supposées de l’éclairage: plutôt chaud (jaune) ou plutôt froid (bleu), plutôt puissant (voisinage clair) ou plutôt faible (voisinage sombre).

    En fait, notre cerveau analyse l’environnement d’une couleur pour établir son jugement en terme de clarté, teinte et intensité de couleur. Dans le cas des gris, évaluer la clarté et la teinte est d’autant plus difficile que l’estimation de l’éclairage ambiant s’appuie le plus souvent sur eux: ils servent de point de comparaison ou de « calibrage » pour toutes les autres couleurs.

    Dès lors le gris est la plus versatile des couleurs; on peut le croire bleu alors qu’il est neutre simplement à cause d’un fond jaune; inversement, on le voit neutre alors qu’il est légèrement coloré (de la même teinte que le fond). De manière générale, colorée ou non, la teinte perçue sera toujours influencée par la teinte complémentaire de la couleur qui l’entoure.

    Par ailleurs le gris rend les couleurs autour de lui plus intenses. Comme il sert de point de comparaison, on l’ignore le plus souvent, pire, on ne le remarque même pas. il ne vole jamais la vedette, il met au contraire les autres couleurs en valeur.

    S’inspirer et observer

    Dans des défis précédents j’ai déjà attiré votre attention sur l’usage du gris comme élément liant. Souvenez-vous du défi sur les couleurs complémentaires: dans le tableau de Van Gogh “Midi, repos du travail”, les personnages, les chaussures, la serpe, tous ces éléments sont dans des nuances de gris qui équilibrent l’ensemble. Dans la gouache “A single room”, de Judith Simonian, la proportion de gris est encore plus importante.

    Mais le gris peut aussi jouer sa partition tout seul et nous épater par les multiples nuances.

    Ambiances monochromes

    Quels autres médias que le dessin, la gravure et la photographie noir et blanc pour évoquer la gamme des gris?

    Dessin

    Dans le dessin de Georges Seurat (1859-1891) ci-dessous, observez comme le peintre a renforcé les contrastes en jouant simultanément sur la forme et sur le fond. D’une part le noeud apparaît plus foncé grâce à la juxtaposition du fond plus clair, d’autre part, la lumière semble caresser l’épaule droite, plus claire que l’arrière-plan. Aussi l’épaule se détache de l’ombre pour s’avancer vers nous. Ce procédé d’intervention sur le fond étend la gamme des gris perçus. En effet, l’usage plus conventionnel d’un gris uniforme — qu’il soit sur le fond ou sur la forme — réduirait les deux contrastes et la silhouette féminine paraîtrait plus « plate ».

    Georges Seurat, « Le noeud noir » (ca 1882)

    Gravure

    Suivant ce même procédé, Mélanie Geray nous propose un portrait plus contemporain en manière noire. Remarquez la transparence de la boucle d’oreille que porte Amandine, rendue par ce jeu subtil de contrastes.

    © Mélanie Geray, « Amandine 03 », manière noire (2011) (avec l’aimable autorisation de l’artiste)
    © Mélanie Geray, « Portrait Nocturne », gravure (avec l’aimable autorisation de l’artiste)

    Mais limiter la gamme des gris peut être un choix pictural; c’est le parti-pris du portrait nocturne ci-dessus qu’on pourrait qualifié de « low-key » (cf le défi #2 ); on ne transmettrait pas les mêmes sentiments en « high-key » où seuls les tons clairs seraient présents.

    Photographie argentique

    Maîtriser la plage des gris est d’ailleurs l’objectif du « zone-system« , une technique argentique de contrôle d’exposition et de développement co-inventée par Ansel Adams (1902-1984).

    Ansel Adams, « Les Tétons et la rivière Serpent » (1942)

    Dans la chambre noire encore, un pré-flashage – un voilage controlé du papier– révèle des gris insoupçonnés. La dureté du papier quant à elle détermine le contraste global de l’image. Enfin le choix de papier chaud ou froid éventuellement suivi d’un virage affinera la palette de gris (voir par exemple ici).

    © Flore; à gauche, photographie de la série « L’odeur de la nuit était celle du jasmin », à droite, photographie de la série « Les rêveries de Lavina » (2015) (avec l’aimable autorisation de la photographe)

    Ci-dessus Flore nous plonge dans un univers onirique et personnel. Dans « L’odeur de la nuit était celle du jasmin », le choix des gris semble faire écho à celui des mots de Marguerite Duras, à la source de ce travail photographique. De plus, le virage au thé dépose un voile d’exotisme tout en ajoutant douceur et chaleur. Ces deux tirages argentiques donnent une idée de son vocabulaire pictural et de la puissance évocatrice de différents registres de gris.

    Connu surtout pour ses paysages méditatifs, tantôt froids, glacés, immenses, désolés ou habités, Jeffrey Conley, digne héritier d’Ansel Adams, crée aussi des images très graphiques comme ces aiguilles de pins.

    © Jeffrey Conley (@jconleyphoto), « Aiguilles de pin » (avec l’aimable autorisation du photographe).

    Peinture en noir et blanc

    Gerhard Richter, un des peintres vivants les plus chers du monde, est un grand coloriste. Et pourtant, il a passé des années à peindre des tableaux gris, en témoigne le catalogue de ses oeuvres: pas moins de 67 tableaux « gris » rien qu’en 1965 ! Il poursuivra cette série de peintures qui évoque des photos noir et blanc floues pendant une bonne décennie. Parfois il peint même des gris uniformes qui couvrent entièrement le tableau.

    La démarche qui l’amène à peindre en gris donne des pistes à tout artiste en panne de créativité ou simplement déprimé. En 1975 il écrit: « Quand j’ai commencé (il y a environ huit ans) à recouvrir plusieurs toiles de gris, c’était parce que je ne savais plus quoi peindre ni ce qu’il fallait peindre. Pour moi, il était évident qu’un prétexte aussi pitoyable n’entraînerait que des résultats aberrants. Pourtant, avec le temps, j’ai constaté des différences qualitatives entre les diverses surfaces grises et j’ai remarqué que celles-ci n’exprimaient plus rien de cette motivation destructrice. Ces toiles m’ont donné une leçon. En universalisant un dilemme personnel, elles l’ont résolu : la détresse est devenue constructive, relativement belle et aboutie, donc peinture.  »

    Le film « Werk ohne autor » (bande de lancement ci-dessous) est un magnifique biopic de la jeunesse de l’artiste.

    Gris comme liant et gris couleur

    En parcourant une série de thèmes, découvrez le rôle du gris tantôt comme ciment de la composition, tantôt comme couleur à part entière, couleur que l’artiste module dans des infinies variations.

    Portraits

    Pour le portrait de sa mère, James Whistler (1834-1903) n’a pratiquement utilisé que du gris. Gustav Klimt (1862-1918), n’a été guère été plus généreux en couleur pour dépeindre Hermine Gallia. Le gris contribuerait-il à la douceur qui émane de ces toiles?

    James Whistler, « Portrait de la mère de l’artiste » (1871)
    Gustav Klimt, à gauche: « Portrait d’Hermine Gallia » (1904); à droite: »Portrait de Mäda Primavesi » (1912)

    Presque tout oppose les deux portraits ci-dessus. La jeune femme est posée, douce, patiente peut-être. La gamine, est déterminée, bien campée sur ses deux jambes, le regard frontal. Le tapis derrière elle lui fait une robe de princesse. Mais dans ces deux tableaux qui auraient pu figurer dans le défi sur le blanc, le gris unit la composition.

    Anto Carte, « Clowns musiciens », lithographie rehaussée de pastel (ca 1927) (avec l’aimable autorisation de la Collection Mathieu-Lagrange)
    Nuances de gris autour du fond bleuté représenté dans le 6ème carré, relevées sur une ligne, sous le coude du musicien

    Anto Carte (1886-1954), dans ce portrait de deux clowns musiciens, fait quant à lui appel à une palette de gris se déployant autour d’un fond bleu. Remarquez toutes les teintes que prend ce gris déjà quand le regard traverse le tableau le long d’une ligne juste sous le coude du musicien. Ce tableau n’est pas sans rappeler la période bleue de Picasso.

    Mais rien n’empêche l’artiste d’associer le gris à des couleurs plus intenses, elles n’en auront que plus d’éclat. C’est l’approche de Joseph-Philippe Bevillard dans les deux portraits d’Alesha, ci-dessous. Le photographe, même s’il excelle aussi dans le portrait noir et blanc, m’apparaît comme un maître de la couleur. Dans la série Mincéirs, du nom de cette minorité ethnique traditionnellement nomade indigène d’Irlande, on est frappés par l’intimité et la confiance qu’a inspirées le photographe et la justesse de son regard.

    © Joseph-Philippe Bevillard (Instagram: @JPBevillar), (1) « Robe rouge et chaussures rouges d’Alesha, jour de l’an » ;(2) « La robe rouge d’Alesha le jour de l’an« ; (3) « Charlotte »; (4) « Willie »; (5) « Diane et Biddiy », camping en bord de route, Tipperary, Irlande 2019.. (Avec l’aimable autorisation du photographe)

    Fleurs et natures mortes

    Le defi #15 présente les fleurs comme le sujet coloré par excellence. Mais cela ne veut pas dire que tout dans un tableau floral doit être couleur.

    Auguste Renoir (1841-1919) par exemple a adopté un fond gris pour mettre en valeur ce bouquet champêtre. La distribution des pétales rouge vif des coquelicots, la fleur de camomille à l’avant plan et les quelques bleuets font circuler notre regard dans la composition.

    Auguste Renoir, « Fleurs dans un vase » (1866)
    Vincent van Gogh, « Branche d’amandier dans un verre » (1888)
    Vincent van Gogh , « Choux rouges et oignons » (1887)

    Certes le gris met en valeur les autres couleurs, mais Vincent van Gogh (1853-1890) note aussi l’inverse; il écrit: « Parfois aussi, après une averse, j’ai vu tout le ciel coloré de rose et d’orangé clair, ce qui donnait une valeur et une coloration exquise aux gris verts argentés ». Par ailleurs, dans les deux natures mortes ci-dessus, l’alternance des hachures grises et colorées apporte dynamisme, volume et structure à l’espace représenté.

    Et enfin, pour clore le thème des fleurs vues par les peintres, des gris et des tons sourds uniquement dans ce tableau de Gwen John (1876-1939), artiste peintre redécouverte après 1950.

    Gwen John, « Fleurs dans un vase »

    Aujourd’hui, Mathilde Nardone ne peint ni ne photographie les fleurs et les végétaux, elle les scanne. Le graveur conçoit sur sa plaque une image qui sera vue en miroir; Matilde, elle, compose l’envers d’une image sur la vitre du scanner. Délicates harmonies de gris colorés.

    © Mathilde Nardone, trois photographies (Avec l’aimable autorisation de la photographe)

    Arbres et forêts

    Gris chauds et froids s’embellissent mutuellement dans la forêt de Koloman Moser (1868-1918) ci-dessous. On a l’impression de s’y promener à l’heure magique, quand le soleil a déjà disparu et que le bleu commence à dominer (voir le défi #7). La même impression s’impose dans le tableau de Teodoro Wolf Ferrari (1878-1945) tout comme dans celui du peintre contemporain Tobias Spierenburg déjà présenté dans le défi #10.

    Koloman Moser « Forêt de pins en Hiver » (1907)
    Teodoro Wolf Ferrari, « Paysage avec arbres » (1908)
    ©Tobias Spierenburg,  » Arbre dans la brume, teintes violettes » (Avec l’aimable autorisation de l’artiste)
    Piet Mondrian, « Arbre Horizontal » (1911)

    Amusant de réaliser qu’une série de compositions abstraites de Piet Mondrian (1872-1944) prend ses racines dans ce thème et pour couleur une gamme de gris colorés. L’arbre figuré ci-dessus est une des premières étapes de ce processus créatif.

    Le gris est intemporel; c’est aussi la couleur favorite du peintre contemporain David Grossmann dont voici deux tableaux sur le thème de l’arbre et de la forêt.

    © David Grossmann: (1) Forêt de septembre au feuilles jaunes » ; (2) « Deux cerfs dans des couleurs d’hiver » (Avec l’aimable autorisation de l’artiste)

    Paysages

    Une exploration du catalogue raisonné de Piet Mondrian vous convaincra de son talent de coloriste et de sa maîtrise des gris colorés. Dans ses oeuvres figuratives, il paraît aussi apprécier les couleurs de l’aube et du crépuscule.

    Piet Mondrian, « Paysage du soir sur le Gein » (1907)

    Cette palette de couleurs déjà explorée dans le défi #7 fait écho à celle de l’oeuvre ci-dessous, du danois Per Adolfsen (Instagram: @peradolfsen_artist). Suivent des paysages du même artiste où les gris se mêlent à des tons subtils pour terminer dans les gris violets de la nuit (cf. le défi #8 ).

    © Per Adolfsen (Instagram: @peradolfsen_artist) (1) « Pluies à venir » (2020); (2) « Une après-midi brumeuse » (2020) ; (3) « Pluie d’été II » (2019); (4) « Paysage ‘où je viens » (2020); (5) « Monument (paysage au clair de lune » (2019). (Avec l’aimable autorisation de l’artiste)

    Nuages

    Comme l’étranger de Baudelaire, « j’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! « ; je les aime dans un ciel d’orage, dans la ville ou sur la mer. Dans les paysages champêtres, ils me jettent des boules de gris moutonneux dans les yeux, j’adore.

    Le pastel convient bien à cet enchantement. Julia Jewab, écrit:  » bleu et jaune, rose et vert, mauve et gris, blanc et noir, des pigments fragiles, volatils au moindre souffle, le temps d’un émerveillement, comme un nuage […]  » . Les nuages de Julia nous transportent dans un état méditatif. Subtilité de lumière et nuances de bleu ciel, le tout plongé dans les gris.

    © Julia Jedwab, trois pastels (57 cm x74 cm) (avec l’aimable autorisation de l’artiste)

    Vous aimez les nuages? Le compte instagram de Laly (@rheamatter) vous comblera. Et pourtant, que de gris! Le contraste d’un ciel chargé et tourmenté sur une mer calme, un trait de lumière dans l’obscurité comme une griffe d’espoir, on est près d’un Rothko.

    Deux photographies découvertes sur le compte Instagram @rheamatter (avec l’aimable autorisation de l’artiste)

    Ville

    Là, derrière la Tamise, Londres apparaît dans ces nuances de gris-bleu et gris-vert, à travers la brume. Il s’agit d’une aquarelle de Winslow Homer (1836-1910). Elle rappelle bien sûr la série londonienne de Monet, de quelques années antérieures, plus connue.

    Winslow Homer, « Les maisons du Parlement » (1881)
    Léon Spierenburg, « Vue sur Montmartre » (2019) (Avec l’aimable autorisation de l’artiste)

    Après Londres, voici Paris représentée par Léon Spierenburg. Qui n’a jamais été séduit par les toits gris bleu de la ville lumière?

    Qu’elle soit européenne ou japonaise, la ville, c’est aussi ses tunnels, sa vie nocturne et mystérieuse que nous dessine et conte Florent Chavouet (Instagram @florent.chavouet). On lit « Touiller le Miso » et on veut prendre l’avion pour le Japon et voir tout ce qu’il a vu. Mais tous les détails sur lesquels s’arrête son regard, il faut simplement les voir, comme les gris.

    Florent Chavouet (2019) (Avec l’aimable autorisation de l’artiste)

    Neil Whitehead (Intagram: @ennkaydraw) quant à lui croque la ville à la plume. Son trait continu et énergique va à l’essentiel. Ses croquis aquarellés gagnent encore plus de vie ainsi rehaussés de tons délavés.

    © Neil Whitehead (Intagram: @ennkaydraw), deux croquis rehaussés à l’aquarelle (Avec l’aimable autorisation de l’artiste)

    Enfin, pour terminer ce parcours urbain, voici encore une vision à l’heure bleue, décidément riche en gris colorés. Tommy Kim peint à la gouache, en plein air. Il partage sa technique sur Instagram (@tommykim_art); vous y verrez quelques étapes de l’élaboration du travail et des petites vidéos très pédagogiques du même processus.

    Tommy Kim (Avec l’aimable autorisation de l’artiste)

    Ci-dessous, une vidéo de l’artiste au travail sur le terrain. La gouache paraît toujours plus belle que la réalité!

    Le gris et ses interactions

    Dans un musée ou une galerie se pose évidemment la question de l’interaction des couleurs des oeuvres avec celles de l’environnement. Le choix le plus fréquent consiste à peindre les murs en blanc, ce qui peut nuire aux tableaux sombres très nuancés. La solution du gris, à mi-chemin entre le noir et le blanc est plus sage; elle offre le meilleur compromis mais peut paraître ennuyeuse.

    Si le musée ou la galerie est prêt à repeindre les murs à chaque évènement, pourquoi ne pas adapter la surface à chaque tableau exposé? C’est la solution du couple Jacqy duVal: en plus de l’exposition des tableaux, les visiteurs ont droit à une installation audacieuse. Notez ci-dessous les nombreux gris et neutres du projet et sa réalisation. Si la couleur est intense, elle rappelle un élément du tableau où les neutres sont en général très présents.

    © Jacqy duVal, (1) Projet pour l’intervention (2) Intervention coloriste au Musée Dhondt Dhaenens pour l’exposition « Walther Vanbeselaere, collectionneur pour l’état de 1948 à 1973 » (2017) (Avec l’aimable autorisation des artistes)

    Et encore

    On pourrait encore rechercher le gris dans l’abstraction, dans la décoration — les belles harmonies des années 50 —, le retrouver chez d’autres grands coloristes, mais l’article n’en finirait pas! Quand j’ai commencé sa rédaction je n’imaginais pas son potentiel que j’ai à peine survolé.

    Recopier

    Petit pas de côté par rapport à la méthode « SORC » (S’inspirer-Observer-Recopier-Créer) préconisée. Cette fois, pas de copie, mais une tentative d’appropriation. Ci-dessous, deux inspirations crées en pensant aux tableaux abstraits noir et blanc de Richter. Pour le premier, j’ai développé une technique personnelle à l’acrylique sur papier velours. Les gris parfaitement neutres résultent de l’absorption variable du papier. Pour le deuxième j’ai voulu créer un dialogue entre des gris neutres, froids et chauds .

    Paysage abstrait inspiré par Richter (V. Lacroix CC-BY-SA)
    Peinture abstraite inspirée par Richter, technique mixte (V. Lacroix CC-BY-SA)

    Créer

    Regarder, c’est aussi créer. Par temps de pluie, avez-vous compté le nombre de gris qu’offraient les pavés mouillés? Après l’averse, avez-vous contemplé le reflet d’un arbre dans une flaque? Connaissez-vous les arbres préférés des réunions tapageuses tenues par les corneilles?

    Dans la ville (1) Pavés mouillés; (2) Reflet d’arbre dans une flaque (3) Arbre à corneilles (V. Lacroix CC-BY-SA)

    Et pour terminer, une photographie prise à l’heure bleue, qui évoque le voyage. Le gris y occupe une large place.

    Voyage à l’heure bleue (V. Lacroix CC-BY-SA)

    A vous de jouer

    Convaincu par le pouvoir du gris? Celui de mettre en évidence les couleurs vives? D’être l’agent de liaison pour mettre d’accord un ensemble de couleurs? D’apaiser le regard trop sollicité ?

    Le gris ennuyeux? Dépoussiérez cette idée et regardez avec un oeil neuf de splendides tableaux, vus par exemple dans des défis précédents, ou ceux de vos peintres préférés. Y aviez-vous remarqué la présence de neutres et gris colorés?

    Le gris est le pivot de toutes les couleurs. Il est l’ordinaire. On ne le remarque pas, et pourtant il est fondamental. Quand on se met à le chercher, on le trouve partout.

    Alors, allez-y, mais dans un espace ou dans un tableau, ne le laissez pas tout seul: il risquerait d’affadir et d’attrister l’ensemble. Tout est une question de proportion, et de goût bien sûr; apprendre à bien le marier reste un art.

    N’hésitez pas à commenter cet article pour faire part de votre expérience avec le gris.

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    12 commentaires sur “Défi #17 Pourquoi le gris?”

    1. Je suis juste effaré de la quantité de documentation présentée. Sans parler de la qualité des reproductions.
      Je vais relire l’ensemble, pourtant très clair, à tête reposée, car là j’ai envie de prendre une palette de couleurs (et de gris) et de faire des illustrations avec toutes ces idées en tête.
      Merci beaucoup pour cette vision érudite et amusante.

      1. Oh, merci Philippe pour ce gentil commentaire! Tu as envie de prendre la palette? Je m’en réjouis! Et pour la qualité des reproductions, tout l’honneur est aux artistes participants. Je leur suis très reconnaissante également!

    2. Magistrale présentation d’une couleur injustement négligée 🙂 *
      J’ignorais que “Werk ohne autor” mettait en scène la jeunesse de Gerhard Richter : un grand film plein d’humour, mon préféré de ces dernières années. Une des dernières scènes, l’interview de l’artiste par un parterre de critiques d’art, est un chef d’oeuvre de dérision.

      * Analyse chromatique en https://chromapicture.com/lacroix/defis/defi-17/defi-17-fr.php

      1. Merci Alain pour ton appréciation. En effet, Richter a demandé explicitement que l’artiste ne porte pas son nom et que son travail ne soit pas montré. Mais quand on connaît son oeuvre, impossible d’avoir le moindre doute. Tu as raison, très grand film (et réalisateur). Merci pour l’analyse chromatique qui met bien en évidence les gris chauds et froids et les quelques couleurs plus saturées quand elles sont présentes.

    3. Dans la leçon d’anatomie de Rembrandt, on peut voir un effet de perspective basé sur les gris.
      https://chromapicture.com/rembrandt/rembrandt/portraits/rembrandt_202_c3.jpg
      Les personnages de l’avant-plan ont des vêtements noirs et des collerettes blanches, alors qu’à l’arrière les vêtements sont gris foncé et les collerettes gris clair.
      Même effet pour les chairs, bien sûr plus colorées.
      La profondeur de la pièce est rendue de la même façon : sombre à l’avant et ouverture du mur (paysage ?) un peu plus claire.
      Les personnages du fond restent bien visibles en raison du contraste.
      Une explication très partielle d’un chef d’oeuvre 😉

    4. Super article. Les photos pour l’illustrer son top. Je suis resté scotché sur les carré de gris sur fond gris dégradé, je ne connaissais pas celui la. Merci pour ce partage tres interessant . Souvent en photographie on ne dit pas noir et blanc d ailleurs on parle de nuance de gris alors ton article m’a parlé. Merci

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