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Défi #16 Quelle est la couleur de l’ombre? (II)

    Que répondent les artistes à cette question? Quelle signification confèrent-ils à l’ombre? Pourquoi certains y renoncent ?

    Pour les Grecs, l’invention du dessin serait née d’un trait délimitant l’ombre d’un homme. C’est dire l’importance symbolique que revêt l’ombre dans l’art à travers les époques.

    Aussi, après avoir abordé les aspects physiques de la question dans la première partie du défi, partons pour un voyage artistique, source d’inspiration pour de nouvelles créations.

    Adoptons une fois de plus la méthode SORC: S’inspirer, Observer, Recopier et Créer.

    Conclusion du défi #16: L’ombre a la couleur et la forme que lui donne notre imagination (CC-BY-SA Vinciane Lacroix)

    S’inspirer et Observer

    Depuis quand l’ombre propre et l’ombre portée sont représentées? À quelle fin? Par quels moyens? Quels artistes ont joué un rôle clé en la matière?

    À l’origine

    Si le dessin est né de l’ombre, la représentation de celle-ci n’est pas immédiate. Dans l’art pariétal par exemple, nulle trace de l’ombre portée. Quoique discrète, l’ombre propre quant à elle se manifeste dans l’estompage du trait, conférant volume et présence à ces animaux sauvages.

    Grand bison. Dessin au charbon de bois avec estompe, détourage au silex. Caverne du Pont d’Arc (CC-BY-SA Claude Valette).

    Jouer sur la valeur

    La manière la plus conventionnelle de figurer l’ombre est de jouer sur la valeur.

    Ce principe est magnifiquement illustré par Rembrandt (1606-1669), maître du clair-obscur, présenté dans le défi #2. Point de convention cependant dans cet autoportrait: qui aurait osé plonger ainsi un visage, sujet principal du tableau, dans l’obscurité?

    Rembrandt, « Autoportrait jeune » (1628-1629)

    Johannes Vermeer (1632-1675) excelle également en la matière. Remarquez le modelé du visage, la texture du vêtement, le drapé du tapis sur la table, la douceur de l’éclairage avec, sur la porte, un rai de lumière indiquant une fenêtre invisible. Cette composition me paraît très moderne alors que le tableau a été peint en 1656-1657.

    Johannes Vermeer, en haut « Femme endormie » (1656-1657); en bas « L’art de peindre » (1666-1668)

    La virtuosité de Vermeer éclate encore dans « L’art de peindre ». Tout est jeu d’ombre et de lumière. Le rideau sur la gauche guide le regard vers la jeune femme éclairée par une source de lumière diffuse.

    Emile Friant (1863-1932) quant à lui se sert de l’ombre pour dépeindre les sentiments de ses modèles. Ici, l’ombre de l’homme semble vouloir poser un baiser sur la joue de cette femme dont le corps, accentué par une ombre fuyante, dénote une hésitation, si pas un mouvement de rejet. Tout le tableau s’articule sur la modulation des valeurs. Seuls les visages et les mains apportent une touche de couleur, comme le montre la version en noir et blanc juxtaposée.

    Émile Friant, « Ombres portées » (1891); peu de différence entre la version originale et une reproduction en noir et blanc.

    Lavis

    Avec une économie de moyen, l’encre de chine rajoutée sur un dessin permet de créer immédiatement de la profondeur. Auteure de BD et de reportages dessinés, Jean-Claire Lacroix synthétise l’ombre d’un coup de pinceau magistral dans le croquis ci-dessous.

    Jean-Claire Lacroix, croquis — avec l’aimable autorisation de l’artiste.

    Hachures

    En dessin, l’ombrage est souvent réalisé par des hachures. En effet, le déploiement des lignes sur la surface révèle subtilement le relief. Les croisements multiples génèrent tout une gamme de valeurs et dynamisent le dessin.

    Le procédé est aussi séduisant en couleur, dans les pastels ou peintures. Ci-dessous, Degas n’hésite pas à mêler de fines lignes de couleur chaude et froide pour représenter le dos sensuel de son modèle.

    Edgar Degas, « Devant le miroir », 1889
    Henri de Toulouse-Lautrec, « L’abandon », 1895

    Les hachures colorées participent aussi à l’écriture graphique de Toulouse-Lautrec (1864-1901); elles transmettent l’énergie de son style. Ici, sur le lit jaune, les ombres vertes surprennent au départ, mais leur valeur foncée les rend intelligibles tout en les intégrant dans la composition. Le bras plié renforce le lien d’intimité entre les deux femmes et encadre la bouche rouge vif, point de focal de l’image. De plus, ce bras est éclairé par la réflexion indirecte du couvre-lit, rajoutant ainsi un contraste coloré sur la chair.

    Impressionnisme

    On connaît l’intérêt de Claude Monet (1840-1926) pour les variations de la lumière (voir les cathédrales de Rouen dans le défi #6 ). La série des peupliers et celle des meules, réalisées entre 1888 et 1891, sont moins connues. Et pourtant, quelle richesse de couleur dans l’ombre: violet foncé dans celles des peupliers, bleu-vert tendre, gris-acier ou gris-rose dans celles des meules selon l’heure ou la saison.

    Claude Monet entre 1889 et 1891: dans l’ordre (1) « Les peupliers », (2) et (3) « Meules (fin de l’été) », (4) « Effet de gelée blanche ».

    Rappelez-vous aussi dans le défi #6, la lumière se frayant un chemin dans l’interstice des feuilles au « Moulin de la Galette » d’Auguste Renoir. On imagine la danse des rayons rythmant celle des Parisiens endimanchés.

    Paysages enneigés

    C’est l’occasion de revoir le défi #9 sur le blanc : observez les paysages enneigés et retrouvez-y les ombres. Voici, du plus sage au plus audacieux, des échantillons de couleur pris dans une sélection de dix tableaux: on y voit la couleur de la neige respectivement dans l’ombre et la lumière. Pouvez-vous les identifier?

    La couleur de la neige selon qu’elle est éclairée (ligne du dessous) ou non (ligne du dessus) d’après 10 tableaux du défi #9.

    La saturation des couleurs des trois derniers échantillons (en haut à droite) est manifeste. Qui pourrait croire qu’elles représentent la neige, le blanc par excellence? Notez aussi comme celle-ci peut être néanmoins foncée dans la lumière ou claire dans l’ombre; comme disait Matisse, tout est une question de rapport.

    Voici encore les meules de Claude Monet, cette fois plongées dans la lumière hivernale.

    Claude Monet, « Meules, effet de neige le matin », 1891

    Dans le tableau d‘Armand Guillaumin (1841-1927), les taches de lumières légèrement rosées jouxtent un bleu aux accents lilas dénotant le champ plongé dans l’ombre.

    Armand Guillaumin, « Gelée blanche à Crozant », 1892

    Chez Wassily Kandinsky (1866-1944), l’ombre bleu-violet dessine le relief du jardin autour de la maison. Les couleurs sont intenses mais si on les transforme en noir et blanc, les valeurs apparaissent parfaitement justes.

    Wassily Kandisky, « Cimetière et presbytère à Kochel », 1909; la version noir et blanc à droite montre la justesse de la valeur des tons.
    Turzhansky, « Hiver », 1910

    Dans « Hiver », Léonard Turzhansky (1875-1945) utilise aussi un gris violacé pour dépeindre l’ombre des maisons projetées sur la neige, tandis qu’ailleurs des bruns très foncés signalent les ombres propres de personnages à peine esquissés.

    Enfin, les accents sont plus bleu-vert que violets chez Robert Antoine Pinchon (1886-1943), tandis que le blanc se teinte de rose dans la lumière du soir.

    Robert Antoine Pinchon, « Le pont d’Elbeuf sous la neige »

    Sculptures et installations

    L’éclairage peut tuer ou sublimer une œuvre. Dans les sculptures et installations que j’ai sélectionnées ici, l’ombre fait intimement partie du travail.

    Bernard Villers est passionné par la couleur. Il attire l’attention sur ce qui habituellement nous échappe. « L’art ne peint pas le visible, il rend visible » écrivait Paul Klee. Regardez les multiples nuances de rouge et de bleu selon que la pièce est à l’ombre ou dans la lumière. Notez les rencontres des ombres et la réflexion du rouge sur le mur blanc, créant un léger flottement de la forme.

    Bernard Villers, exposition au Botanique, 2018 – avec l’aimable autorisation de l’artiste (photo V.Lacroix).

    Dans cette installation d’Olafur Eliasson, s’il est aisé de nommer la couleur des ombres, identifier celle des lampes l’est beaucoup moins. Allez-y, devinez! Chaque ombre « simple » est le résultat du mélange de toutes les couleurs-lumière sauf une. Pour chaque personne éclairée, on voit cinq ombres. Dès lors, cinq spots éclairent la scène, produisant ensemble une lumière blanche, renvoyée par le mur. La réponse (de droite à gauche): deux spots verts, un magenta, un orange et un bleu.

    Olafur Eliasson, « Votre ombre incertaine (couleur) », 2010 (photo Anders Sune Berg— avec l’aimable autorisation du Studio Olafur Eliasson)

    Quand la poésie d’une sculpture se révèle dans son ombre, on est sous le charme, surtout quand il s’agit de mots insolites comme ceux d’Eerdekens.

    Chez Tim Nobles et Sue Webster, on est carrément dans la provocation.

    Fred Eerdekens, « Bonheur fantôme » (avec l’aimable autorisation de l’artiste).
    Tim Nobles and Sue Webster
    Nadia Kaabi-Linke, « Le long du Mirador », 2012 / 2019
    Installation au Gropius Bau. © Photo: Timo Kaabi-Linke, 2019
    avec l’aimable autorisation de l’artiste.

    Mais c’est plutôt l’inquiétude et le souvenir de jours funestes qui traversent le visiteur de l’installation « Le long du Mirador » de Nadia Kaabi Linke.

    Transparence

    L’ombre colorée des vitraux nous émerveille mais ne nous surprend plus. Par contre, celle d’une table totalement transparente a de quoi nous étonner. C’est le cas de « Shimmer », une table d’appoint ronde conçue par l’architecte designer Patricia Urquiola.

    Patricia Urquiola, « Shimmer », table d’appoint. Alors qu’elle est constituée de verre transparent, cette table produit des ombres colorées – avec l’aimable autorisation du Design Museum Gent (photographie V. Lacroix)
    En haut, vitraux à Cordoue; en bas, vitres aux ombres colorées au LAM à Villeneuve d’Asq (photographies CC-BY-SA V. Lacroix).

    Pour notre plus grand plaisir les architectes intègrent ces nouveaux matériaux dans leurs réalisations, comme ci-dessus, au musée LAM de Villeneuve d’Asq.

    Illustration

    Sur les routes qu’illustre l’artiste russe Екатерина маркова (sur Instagram: @jenamartina) des ombres gris-bleu-violacé contrastent tantôt avec un vert jaune tantôt avec un rose; avec les poteaux électriques elles rythment la composition des aquarelles.

    Deux illustrations Екатерина маркова (@jenamartina) — avec l’aimable autorisation de l’artiste

    Par ailleurs, et comme plusieurs autres illustrateurs, le parti pris d’Elena Chernova est de représenter les ombres par des noirs très denses, pour un résultat très graphique.

    Illustration d’Elena Chernovaavec l’aimable autorisation de l’artiste

    Peinture contemporaine

    Dans les tableaux ci-dessous, Michael Ryan dispose des modèles dans une part d’obscurité bleutée, créant ainsi des contrastes de couleur très intéressants. Les deux premiers tableaux auraient pu figurer dans le défi #7, la palette de l’heure magique. En effet, le choix des couleurs nous donnent l’impression de baigner dans la pénombre, à la limite du seuil de visibilité de nos cônes rétiniens.

    Michael Ryan: à gauche: « Jardin d’eau au coucher du soleil », à droite, “Lili at the TEFAF” 70×50 cm ; en bas: « Matin de novembre n°3 »

    Ombres végétales

    Le jeune artiste peintre Clément Davout peint l’ombre des plantes. Dans le tableau ci-dessous, elle prend tout l’espace, ne laissant que le coin inférieur droit pour quelques feuilles d’une plante d’appartement.

    Clément Davout, « La nuit je mens », 2018, huile sur toile, 70 x 70 cm — avec l’aimable autorisation de l’artiste

    Photographie

    La composition des photographies de Mirko Saviane (sur instagram: @kromirko) est le plus souvent déterminée par la distribution des ombres. Elles mettent en évidence les couleurs vives des maisons de Burano.

    Mirko Saviane, Burano — avec l’aimable autorisation du photographe

    Cinéma

    Dans ce parcours artistique, difficile de faire l’impasse sur « le cabinet du Docteur Caligari » du réalisateur Robert Wiene (1873-1938) qui déterminera toute une esthétique au cinéma.

    « Le cabinet du docteur Caligari » de Robert Wiene (1920).

    Ignorer l’ombre

    Avez-vous remarqué l’absence d’ombre portée dans les icônes? L’explication serait qu’il s’agit d’êtres de lumière qui, dès lors, ne peuvent posséder d’ombre. L’application de d’or, la lumière par excellence, renforce cette hypothèse. Néanmoins l’ombre propre dans les visages et les drapés donne corps aux volumes.

    Andrei Rublev, « Trinité », entre 1408 et 1427.

    Point d’ombre dans les estampes japonaises non plus: ni dans les paysages, fleurs ou personnages. Pour vous en convaincre, retrouvez « Le Mont Fuji » présenté ici, ou les iris d’Hiroshige . Serait-ce une tradition japonaise liée à l’Emaki ? Ce style pictural racontait des histoires sur des rouleaux, un peu comme nos bandes dessinées, sauf qu’elles se lisaient de droite à gauche. Ce détail se marque dans la composition: notre sens de lecture préfèrerait sans doute l’image symétrique (voir ci-dessous).

    L’histoire se déroulait — au sens propre du terme — sous les yeux du spectateur. Or quand on passe devant un objet, à un moment donné, on se situe dans son ombre. Dès lors, les ombres varient et les représenter nuirait à la lecture. Il en est de même pour la perspective: pas de point de fuite, mais uniquement une perspective cavalière.

    Roman enluminé de Nezame, peinture de la cour, XIIe.
    La version symétrique du Roman enluminé ci-dessus.

    Le japonisme en vogue à une certaine époque — pensez à Van Gogh, Gauguin (cf. cet article), Monet, etc., a sans doute influencé ce mode de représentation.

    Aussi, ignorer les ombres peut être un choix personnel. C’est d’ailleurs celui du peintre Pierre Boncompain. Chaque chose , chaque fruit est peint dans son moment de plénitude.

    Pierre Boncompain, en haut, « Batik aux fruits d’été »; à gauche, « l’arbre de vie »; à droite, « Le potimaron » — avec l’aimable autorisation de l’artiste

    Recopier

    Je me suis inspirée du tableau « Gelée blanche » d’Armand Guillaumin (voir la section « paysages enneigés »). J’ai préféré le recadrer en ne considérant que la partie droite. Le résultat me satisfait. Quant à la copie des Montagnes du Canyon de Wayne Thiebaud, elle n’est pas réussie mais me permet d’introduire l’artiste dans cet article (mes demandes d’autorisation de publication sont restées sans réponse). Dans ses paysages au relief vertigineux, Wayne Thiebaud a le don de disposer des ombres qui rythment la composition. Allez plutôt voir l’original ici. Puis amusez-vous à découvrir ses gâteaux, bonbons et rouge à lèvres. Des ombres bleues-violettes y sont fréquentes.

    Vinciane Lacroix, à gauche: d’après un détail de « Geléé Blanche » d’Armand Guillaumin (gouache); à droite, d’après Wayne Thiebaud,

    Créer

    Dans mes croquis, j’ai souvent éprouvé de la difficulté à rendre compte des ombres. Où les placer? Quelle épaisseur leur donner? Dès lors, je me suis mise à la linogravure et à la gravure sur bois; elles obligent à synthétiser la scène, à prendre des décisions. Après, il est plus facile d’introduire des nuances, par exemple en adoptant la technique de l’aquatinte.

    CC-BY-SA Vinciane Lacroix, dans l’ordre (1) « Cabines de plage », linogravure; (2) « Béguinage », gravure sur bois; (3) « Transats », aquatinte.

    Enfin, comme Clément Davout et beaucoup d’autres artistes, l’ombre des végétaux me fascine. Je la guette sur les murs, sur les arbres et dans les maisons, de jour comme de nuit. Parfois, je découvre le dessin d’un corps sur le tronc d’un arbre comme vous le verrez peut-être aussi sur la photographie de présentation de ce défi.

    Ombres végétales (photographies CC-BY-SA Vinciane Lacroix).

    Pour aller plus loin

    Si vous rêvez de maîtriser la technologie de l’éclairage pour explorer tout le potentiel des ombres, apprenez l’allemand et rendez-vous au Farb-light-Zentrum de Zurich.

    Your moving shadow, Farb-Licht-Zentrum / ZHdKavec l’aimable autorisation de Florian Bachmann

    À vous de jouer avec les ombres

    Installez un éclairage pour mettre en valeur votre escalier comme l’a fait d’opticien Jean-François Van Assche. Offrez-vous des lampes sculptures qui déploieront leurs ombres sur vos murs et plafonds. Sortez capter les ombres de la nuit. Le jour, regardez se dessiner le relief quand une ombre s’y pose. Et quand viendra la neige, souvenez-vous de ce défi, cherchez les ombres bleues dans le paysage.

    Si vous souhaitez la représenter, tout est permis, pourvu qu’elle offre un contraste avec le surface sur laquelle est se pose. Et vous pouvez même l’ignorer, en adoptant ce principe comme un style personnel sans doute plus décoratif.

    Fascination de l’ombre, cette part de mystère en chaque être.

    Choisissez un éclairage qui mettra en valeur des escaliers, des meubles, des objets raffinés — avec l’aimable autorisation de J.-M. Van Assche, opticien (photo V. Lacroix)

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    2 commentaires sur “Défi #16 Quelle est la couleur de l’ombre? (II)”

    1. Merci, Vinciane, pour ces merveilles. Vous nous apprenez à regarder et, surtout, à voir…
      Vous m’aidez à comprendre autrement – de manière plus colorée… –, des versets bibliques comme : « Quand je me tiens sous l’abri du Très-Haut et repose à l’ombre du Puissant… » (Ps 91), ou « Qui regarde vers lui resplendira, sans ombre ni trouble au visage » (Ps 33), ou encore « … la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre… » (Lc 1, 35).

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