Quelles couleurs évoquent pour vous ce moment magique, après le coucher du soleil et avant la tombée de la nuit? Ce moment où des lumières s’allument ici et là mais peinent encore à rivaliser avec la clarté pourtant faiblissante du ciel? Ces instants « entre chien et loup », transition douce entre le jour et la nuit, symbole du flottement entre le conscient et l’inconscient.
C’est mon heure préférée. J’essaie d’en profiter tous les jours, préférant l’obscurité à la désagréable surprise d’une lumière électrique, pourtant nécessaire. C’est en été qu’elle est la plus délicieuse, sans doute parce qu’on la goûte dehors, peut-être sur une terrasse, dans un jardin ou au bord de l’eau; on a à peine le temps d’en jouir que la nuit déjà nous rejoint.
Pourquoi les fleurs attendent-elles ce moment pour exhaler leur parfum?
Y aurait-il une seule palette pour transmettre ces impressions? Pour y répondre et pour s’y consacrer, on s’inspire (S), on observe (O), on recopie (R) et on crée (C).
Mais avant, un petit détour par la biologie pour expliquer pourquoi ce moment est vraiment particulier. Les paresseux l’éviteront et les curieux désireront en savoir davantage; aussi, dans un article futur, je m’étendrai plus longuement sur ces aspects scientifiques.

La palette « mésopique »
Pour les êtres biologiques que nous sommes, ce moment est spécial car notre système visuel nocturne, adapté à de plus faibles luminosités, commence à entrer en action alors que le système diurne est encore en fonction. On qualifie cette vision de « mésopique ».
Seule la vision de jour, dite « photopique », permet de jouir pleinement des couleurs, et ce, grâce à trois types de capteurs placés sur la rétine. La vision nocturne ou « scotopique » ne permet pas quant à elle de distinguer des nuances colorées, disposant d’un seul type de capteur pour détecter les faibles flux lumineux. Mais sa particularité est d’être plus sensible aux rayons de plus petites longueurs d’ondes, la partie bleutée du spectre électromagnétique.
Aussi, à l’aube et au crépuscule, notre sensibilité spectrale est accrue dans le domaine des bleus, grâce aux bâtonnets, ces capteurs permettant d’intégrer de faibles flux lumineux. Ainsi, ils aiguisent notre perception du bleu, le rendant plus brillant, et ce, au détriment des rouges, perçus plus sombres et peut-être plus violacés. On appelle ce phénomène l’effet Purkinje.
Selon Robert Sève, la vision mésopique s’échelonne sur trois niveaux, dépendant de la luminosité ambiante. À son niveau le plus bas, elle correspond à une vision à l’extérieur par une nuit de pleine lune. Au niveau moyen et élevé, c’est la vision qui, la nuit, guide nos pas dans les rues faiblement éclairées, ou, de jour, dans des intérieurs sombres.
Si la biologie distingue trois niveaux, voyons si les artistes, via leurs oeuvres d’art, nous en proposent plus.
S’inspirer
Trouver les couleurs justes d’après nature est déjà un exercice difficile, mais au moins, on peut comparer le résultat du travail effectué avec la réalité de l’instant.
Représenter les fluctuations de la lumière en plein jour, sujet du précédant article, est encore plus exigeant, mais on peut espérer que le phénomène se répète rapidement. Rien de tel à l’heure magique; l’artiste ne peut que compter sur sa mémoire.
L’appareil photo d’aujourd’hui, selon sa sensibilité et son niveau de bruit, et à condition de sous-exposer la scène, sera plus ou moins fidèle à notre vision, mais rendra-t-il cette brillance spécifique du bleu? La technique d’hier nécessitait de plus longs temps de pause; le flou généré représentait bien la vision mésopique, moins précise que la vision diurne. J’attends cependant avec impatience les filtres numériques qui simuleront précisément l’effet Purkinje, peut-être existent-ils déjà?
Ni les cinéastes ni les photographes de mode n’ont attendu les progrès technologiques pour nous immerger dans l’atmosphère de l’aube ou du crépuscule tout en filmant et photographiant de jour. La technique de la « nuit américaine » ou l’utilisation de filtres colorés transportait le spectateur à l’heure où le chien se confond avec le loup.
Des oeuvres dans l’esprit « Fin de Siècle »
James Whistler
Quoique qualifiée de « nocturne », la palette de Whistler (1834-1903) dans cette série de peintures me semble plus proche du crépuscule que de la nuit profonde; on y retrouve les couleurs que nous percevons à l’heure magique.


Le Douanier Rousseau
Les peintures oniriques du Douanier Rousseau (1844-1910) me donnent l’impression de promenades à l’aube ou au crépuscule. Peintures à la lisière entre raison et fantasme, paradoxalement considérées comme naïves.

William Degouve de Nuncques
La qualité de « Maître du mystère » de William Degouve de Nuncques (1865-1935) tient probablement à son art de manier la palette « mésopique ». En 1991, il peint le « Jardin mystérieux ». Tout indique que la nuit est proche.

Entre 1899 et 1902 Degouve se consacre largement aux scènes dites de nuit, réalisées souvent au pastel. Les bleus et verts y dominent progressivement. Notez cependant les indices qui suggèrent le crépuscule plutôt que la nuit: la couleur du chemin ou celles du ciel entrevues derrière les sapins.



John Singer Sargent
Dans l’oeuvre du peintre Sargent (1856-1925), on trouve aussi plusieurs peintures représentant des paysages ou des jardins au crépuscule. Même si la deuxième est peinte au XXe, elle garde cet esprit « Fin de siècle ».


Léon Spilliaert
Difficile d’oublier Léon Spilliaert (1881-1946), le maître des ombres, dans cette énumération dédiée à la palette « mésopique ». Ses intérieurs sont particulièrement intéressants à cet égard. Nous reviendrons vers lui dans un défi futur.


Au XXe
Le Sidaner
Le Sidaner (1861-1937) peint plusieurs scènes au crépuscule dans un style qualifié de postimpressioniste.



Otto Mueller
Otto Mueller (1856-1925) crée son motif dominant des baigneuses nues en pleine nature vers 1908. Sujet qu’il partagera lors de séjours communs avec ses amis peintres expressionnistes. Cependant, seules les peintures de Mueller ont cette douce palette qui évoque les fins de soirées estivales.

Edward Hopper
Dans cette peinture d’Edward Hopper (1882-1967) au cadrage étrange, la luminosité du ciel domine. Le lampadaire et quelques pièces de l’immeuble sont pourtant déjà allumées. Le feuillage des arbres s’assombrit. On est à l’heure magique.

La peinture naïve
Alfred Wallis (1845-1942) est pêcheur et se met à la peinture en 1922, à la mort de son épouse, de plus de 20 ans son aînée. Wallis a gardé la spontanéité, la fraîcheur du regard de l’enfance, avec ce même sens de la couleur et de la composition. L’image mentale impose sa propre perspective.


La peinture figurative contemporaine
La palette de Karin Hanssen (née en 1960) annonce le début de l’heure bleue: les rouges et les verts s’assombrissent, la peau pâlit et le bleu s’apprête à briller.


La photographie contemporaine
Les instants fugitifs de l’heure bleue résonnent dans les images poétiques et oniriques d’Anne-Sophie Costenoble. Elle les partage dans son livre « l’heure bleue ».


La céramique contemporaine
Quoiqu’abstaits les motifs de ce vase n’évoquent-ils pas les jardins sombres à l’heure ou le soir rencontre la nuit? Connaissez-vous l’artiste qui l’a réalisé?

Observer-Recopier
Vu le nombre d’œuvres proposées comme sources d’inspiration, l’exercice couleur de ce défi#7 dans la partie « Observer » et « Recopier » se fera de conserve.
Le jeu consiste à s’inspirer des palettes observées ci-dessus pour créer des compositions abstraites.
Pouvez-vous reconnaître celles qui m’ont inspirée?

Créer
Ci-dessous, une série de photographies dans lesquelles j’ai tenté de capter la poésie de ce moment magique où le jour confie au soir l’art de magnifier le bleu.





A présent, à vous de jouer!
Sortez à l’heure magique, le nez en l’air, les sens en éveil. Captez la brillance des bleus, notez les rouges s’assombrir et les jaunes devenir moutarde. Regardez les lumières de la ville conquérir progressivement la nuit. Laissez l’âme vagabonder, les ombres envahir les chemins. Égarez-vous tout en humant les odeurs vespérales. Enveloppez-vous du mystère de la nuit et disparaissez vous-même dans les tons sombres de la palette mésopique.
En revenant à la maison, puisez dans votre mémoire des tons liés par le combat de la nuit sur le jour pour décorer votre intérieur, votre chambre ou vos tenues, s’ils vous inspirent ou vous font rêver.
Magnifique , on en redemande. Merci infiniment.
Merci Maxilian!
Les images sont merveilleuses. C’est très beau Vinciane et très intéressant.Bravo.
Merci Jean-Paul!
merci Vinciane! Belle coïncidence, cela rejoint ma réflexion sur le travail photo que je développe actuellement. Vraiment intéressant!
Bienvenue Fatmire! Ravie de lire que cet article puisse nourrir ton travail actuel.
Bravo Vinciane! C’est magnifique! ton texte ton choix de peintures ton choix de photos… Magnifique
Merci Caroline! Ravie de lire que cet article te plaise! As-tu vu/lu les autres défis ?
Bonjour Vinciane !
Très bel article, on chemine avec toi entre chien et loup avec bonheur 😉
Manu
Merci de ton gentil commentaire Manu!