Quelle est la couleur de vos nuits? Sont-elles mystérieuses ou plutôt festives? Quelles couleurs évoquent pour vous le rêve ? L’insomnie a-t-elle une couleur? L’obscurité vous est-elle douce ou effrayante comme quand, enfant, vous aviez besoin d’une porte entrouverte pour qu’un filet de lumière vous accompagne jusqu’au sommeil?
Après le défi sur la palette de l’heure magique, en toute logique vient le défi des couleurs de la nuit.
Parcourons ensemble les oeuvres d’artistes pour sonder leurs impressions nocturnes. Sentez-vous ici l’esprit de la forêt ? Là les lumières scintillantes des bars et les jeux de couleur des cocktails ?
Observons leurs palettes. Inspirons-nous. Copions-les. Et, forts de ce voyage au coeur de la nuit, créons!
Mais avant, un petit détour sur les aspects perceptifs de notre vision nocturne.
Quelle vision la nuit?
Dans l’article précédant, j’ai évoqué les différents systèmes de vision dont nous sommes dotés. Suivant le degré d’illumination nous utilisons le système « photopique » (en plein jour), « mésopique » (à l’heure magique ou à la pleine lune) ou « scotopique » (en faible lumière). Le premier est basé sur les cônes, des cellules de trois types qui permettent de distinguer les couleurs. Le dernier, le système scotopique, n’a pas cette faculté, ne percevant que des variations de clarté, et ce, grâce aux bâtonnets, un autre type de cellules présentes sur la rétine.
Aussi, la nuit, les systèmes de jour et de nuit pourront entrer en action et parfois en compétition. À la pleine lune, il est préférable de se fier à la vision mésopique qui s’appuie sur les deux systèmes et de se passer d’une lampe de poche. En effet, trop de lumière et notre adaptation au noir est rompue; il faut un certain temps pour que les bâtonnets se régénèrent et nous permettent de distinguer des nuances dans les ombres. Et, sans lampe de poche, si le ciel est dégagé, la lune devrait prodiguer assez de lumière pour jouir d’une vision colorée, décalée vers le bleu, comme nous le savons à présent.
Le câblage des bâtonnets est tel qu’il ne permet pas de distinguer aussi bien les objets, en dépit d’un contraste de clarté. C’est comme si, en passant à la vision nocturne, on abandonnait notre caméra haute définition pour une caméra de téléphone de première génération.
S’inspirer et observer
Dans les représentations picturales cependant les artistes n’hésitent pas à faire cohabiter plusieurs types de vision. S’ils se contentaient de la vision nocturne, les tableaux seraient assez limités dans leur palette. Les amateurs de clair-obscur y trouvent néanmoins leur bonheur, comme je l’ai montré dans un précédant défi.
Dès lors les palettes de cet article seront plus variées que celles de l’heure bleue; le choix de qualifier l’une de « mésopique » et l’autre de « nocturne » pourra vous sembler arbitraire et ne sera pas toujours en accord avec les titres des oeuvres attribuées par leur auteur. Par ailleurs vous retrouverez plusieurs artistes déjà présentés, comme si, après avoir goûté les plaisirs du début de la nuit, ils avaient voulu poursuivre l’exploration.
Une fois n’est pas coutume: aujourd’hui pas de nouvelles inspirations photographiques, si ce n’est les miennes. Retrouvez éventuellement Gregory Crewson dans l’article consacré à la lumière ou dans le defi #2 où d’autres photographes et graveurs s’expriment également, plutôt en noir et blanc.
Et surtout, retrouvons notre âme d’enfant, particulièrement touchée par ces palettes. À cette fin, ce défi fait la part belle au cinéma d’animation, la BD et l’illustration contemporaine.
Le symbolisme
Retrouvons William Degouve de Nuncques (1887-1935) dans ce pastel « Nocturne dans le Parc Royal de Bruxelles ». Les sphères blanches des réverbères sont comme de multiples lunes diffusant leur lumière bleutée. Cette analogie consciente ou inconsciente contribue à l’étrangeté de la scène.
Dans le précédant défi je vous ai promis d’autres travaux de Léon Spilliaert (1881- 1946). Il affectionne particulièrement les atmosphères nocturnes d’Ostende, la cité balnéaire dont il est originaire. Ce lavis à l’encre de chine, à la gouache et aux crayons de couleur, d’une grande simplicité, adopte une palette quasiment neutre, telle que nous la voyons dans des conditions de faibles lumières. Le suivant, réalisé dans la même technique est plus angoissant.
L’impressionnisme
Le peintre américain Willard Metcalf (1858-1925) fonde en 1887 la première colonie d’artistes américains à Giverny, du côté de chez Monet. Il peint cette « Nuit de Mai » en 1906. Notez à gauche, derrière les arbres, la teinte orangée qui anime ce coin sombre de la végétation répondant aux taches de lumière apportées par les fleurs du marronnier, à droite. Une femme se confond avec une colonne du bâtiment, une autre dont la tête se perd dans l’ombre nous projette dans un monde onirique.
Le pointillisme
Plusieurs tableaux d’Henri le Sidaner (1862-1939) illustraient l’heure magique. Le peintre poursuit sa quête de coloriste de la nuit dans ce « Clair de lune sur une place à Cherbourg ». La fenêtre illuminée, cette petite touche orange, seul point de couleur vive du tableau, joue son effet de tonique et accroche notre regard.
L’expressionnisme
Jusqu’ici la nuit nous a été présentée dans sa douceur, son étrangeté et parfois son lot d’angoisse et de solitude. Avec l’expressionnisme nous abordons un tout autre registre.
Au delà du style cartooniste des tableaux du peintre expressionniste Lyonel Feininger (1871-1956), on est frappés par la variété des tons qu’il associe pour créer des ambiances nocturnes.
De plus, le titre du tableau ci-dessous nous aide à prendre conscience de l’effet de la lumière artificielle; « L’homme Blanc » nous apparaît bien dans un costume blanc alors que des touches généreuses de jaune s’étalent sur ses habits, résultat de l’éclairage urbain.
La peinture abstraite
La peinture figurative n’a pas le monopole de la nuit.
Est-ce le choix du bleu de l’arrière plan du tableau « En bleu » de Vassily Kandinsky (1866-1944) ci-dessous qui évoque la nuit, ou ces nuances de rouges et de jaunes? Cherchez diverses reproductions de ce tableau sur internet, vous serez surpris des différentes évocations qu’elles suscitent selon la palette reproduite. J’ignore celle qui est la plus proche du tableau original; je devine que celle-ci est plus juste que les versions criardes disponibles.
Créer une peinture abstraite qu’on associe immédiatement à la nuit, voilà une prouesse que Nicolas de Staël (1914-1955) réussit sans aucun doute avec le tableau « Méditerranée » présenté ci-dessous.
Mark Rothko (1903-1970) est le chef de file du mouvement « Color Field ». Ce mouvement considère la couleur à part entière, en dehors de tout contexte; elle devient elle-même sujet. Pourtant le tableau « N° 61 (rouille et bleu) », réalisé à peu près à la même époque, évoque pour moi un paysage marin, la nuit.
Le réalisme américain
Impossible de passer à côté du mythique « Faucons de nuit » d’Edward Hopper (1882-1967) dans ce défi sur la palette nocturne. Le contraste entre le bar éclairé et la pénombre de la rue déserte est mis en évidence par le jaune clair, à droite du couple, et le gris bleu foncé sur lequel le couple se dessine. Ce cadre où trois personnages s’inscrivent se prolonge vers la gauche par le rythme de couleurs sombres de la façade d’en face et renforce la solitude de l’homme au centre du tableau.
Le surréalisme belge
Quel autre peintre que Paul Delvaux (1897-1994) vous procurera-t-il une plus grande impression d’étrangeté? Aurait-il accès à nos rêves? La plupart des scènes représentées dans ses tableaux ont lieu la nuit, dans un monde onirique peuplé de personnages absents, sauf peut-être dans celui-ci où l’on s’identifie facilement à la petite fille. La palette de couleur y est limitée, toujours avec ces verts kaki pour illustrer la végétation, un point rouge en « tonique », et un ciel bleu de Prusse s’éclaircissant à l’horizon, le tout lié par du gris plus ou moins foncé. Ce choix de couleurs rappelle celui de la « Nuit de mai », présenté plus haut.
Le cinéma d’animation
Osez-vous aller au cinéma pour « Moi, moche et méchant » sans vous sentir obligé d’être accompagné d’un enfant? Autant l’humour omniprésent, les références musicales ou picturales me ravissent, autant le dessin et les couleurs me charment.
Ci-dessous nos héros sont assis sur les marches de l’escalier, au clair de lune. Quelques pastilles mettent en évidence le choix des couleurs: les rouges sombres à tendance violacée des fleurs, les verts sombres de la végétation, la lune bleutée, la terrasse dans des nuances de bleus plus ou moins brillants.
La palette de la forêt au clair de lune du court-métrage « Maestro » réalisé par Bloom Pictures, vous enchantera, mais n’oubliez surtout pas de mettre le son, vous allez être surpris par le talent de l’écureuil chef d’orchestre.
La BD
Le talent de coloriste d’Alexandre Clérisse (né en 1980) éclate dans « l’été diabolik ». Déjà dans « Souvenirs de l’empire de l’ATOME », nous étions passagers d’un véhicule traversant forêts et villages plongés dans une obscurité teintée de tons sourds; nous goûtions les premiers éclairages au néon des années 50. Clérisse, par son choix minimal de couleurs, nous dévoilait l’intimité d’une chambre à peine éclairée, ou la magie froide d’une démonstration technologique.
Les références artistiques sont multiples dans le travail de ce dessinateur. Dans le défi #6 vous avez découvert les piscines de David Hockney; remarquez comment Clérisse s’en inspire pour nous en donner une vision nocturne, dont il garde quelques couleurs pour la conversation au bord du bassin.
Et les recherches de palettes nocturnes continuent dans « Une année sans Chtulhu ».
L’illustration contemporaine
Brecht Evens (né en 1986) connaît la palette de la nature endormie. Voyez comment il la déploie dans l’illustration ci-dessous. Mais ses illustrations nous emmènent plus souvent dans la cité. La ville serait-elle sa muse? À l’instar de Monet, il en capte toutes les nuances chromatiques. Admirez ci-dessous les lumières de Paris la nuit, et découvrez ici comment les couleurs l’habillent au coucher du soleil, à midi ou le matin. Tout comme les cathédrales de Monet, ces mêmes points de vue de Paris sous différentes lumières complètent le défi #6 . Mais la virtuosité de l’artiste explose surtout dans la vie urbaine nocturne, celle des trottoirs animés, des bars bruyants et des bains de foule.
Recopier
Cette fois-ci j’opte pour une même composition abstraite pour recopier quelques palettes illustrées dans cet article. Les reconnaissez-vous?
Créer
En plus de la photographie proposée en introduction, voici quelques propositions de palettes nocturnes, dans quelques déclinaisons : mystérieuse, romantique, festive, graphique, et « ambiance polar ».
À vous la nuit
À vous la nuit et ses mystères, la nuit et ses lumières! Vous en avez découvert les impressions de quelques artistes; quelles couleurs la nuit vous inspire à présent? Des idées pour votre garde-robe? Pour décorer une chambre? Pour créer votre prochain tableau?
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Que vos nuits soient colorées et vous apportent autant de joie que de mystère.
Dans ce monde fragmenté et compartimenté où l’on erre de sollicitation en sollicitation sans pouvoir se fixer, un regard transversal qui remet de la perspective et donc, du lien. Quand la lumière devient ancrage et repère, le regard de l’autre peut alors constituer un « fil de Vinciane ». Pour soi et en soi.
Quel joli mot Christine, merci de tout cœur!