Cet article est le premier d’une série commandée par l’ICA. L’association m’a en effet proposé d’être rédactrice d’articles sur des expositions, explorant la question de la couleur. Aussi, une adaptation anglaise sera disponible dans leur Newsletter.
Celui-ci résulte d’une réflexion sur l’exposition Wait and See, à la Centrale pour l’art contemporain (du 10/04/2025 au 24/08/2025). Bien que l’exposition soit terminée à l’heure où j’écris ces lignes, j’espère que la lecture vous donnera envie de suivre cet artiste. Par ailleurs, d’excellentes photos de l’exposition sont disponibles ici.

Le travail de Bertille Bak, invitée à dialoguer avec les œuvres de Tušek, dépasse le cadre de cette nouvelle série d’articles, volontairement limitée aux images fixes. On notera toutefois que la couleur fait partie intégrante de ses outils, à laquelle s’ajoute un humour décalé qui parvient à désamorcer des sujets graves. Ainsi, pour évoquer le travail des enfants, sa vidéo montrant de petits poussins colorés distrayant de grands oiseaux s’avère particulièrement dérangeante.
Wait and See
Mitja Tušek? Avant mon passage à la Centrale pour l’art contemporain, cet artiste m’était totalement inconnu.
Il est né en 1961 à en Slovénie, a grandi en Suisse et travaille actuellement à Bruxelles. Sa série des tableaux évoquant des corps de femmes suffit à le qualifier de grand coloriste. En fait, elle vaut à elle seule le détour à la Centrale (voir Constanzes opening, plus haut) .
De prime abord, les six séries présentées dans l’exposition sont si différentes qu’il est difficile de croire qu’elles ont été créées par le même artiste. Cependant, comme le suggère le titre Wait and See, en prenant le temps, des liens apparaissent.
Femmes nues
Pour la série Femmes nues, Tušek commence par poser une toile sur le sol, y verse de la peinture, puis applique une seconde toile dessus, selon un procédé analogue au monotype. Après séparation, il répète le processus jusqu’à ce qu’une silhouette féminine émerge. Chaque toile devient à la fois matrice et empreinte, donnant naissance à un double presque jumeau. Le processus est long. Lent. Répété. La toile éventuellement abandonnée et retravaillée parfois même 10 ans après le premier passage.

Dans les diptyques, je me surprends invariablement à préférer une toile – celle où le sens de lecture s’impose plus naturellement. J’aimerais l’isoler de sa jumelle, qui, pour moi, génère un grésillement parasite, mais cela, bien sûr, est tout à fait personnel.
Ce thème du double, produit par construction ici, revient ailleurs dans son œuvre, notamment dans la série des « textes cachés-révélés ».
D’emblée, dans cette grande salle où les toiles sont exposées, on pense aux tests de Rorschach. Le lien « miroir » est établi.
Paysages, sous-bois, forêts
Cette technique de transfert réapparaît, appliquée différemment, dans ses paysages parfois intitulés « sous-bois » ou « forêts ». J’aurais volontiers intitulé cette série Variations Giverny, tant la palette fait écho aux dernières œuvres de Monet.
Ici, au lieu d’une deuxième toile, l’artiste utilise du papier bulle, qui imprime sa texture particulière dans la peinture.

Une fois de plus, les couches successives révèlent un processus lent, patient et cohérent.
Graphisme
Les formes purement noir et blanc de la série de 2024 Portraits (légumes) semblent s’être échappées de ses œuvres de 2021 (Portraits de Groupe), comme si la saturation excessive des couleurs avait soudainement cédé la place à une urgence graphique.


Dans la plus récente série Schedel, inspirée de la Schedelsche Weltchronik, une chronique universelle de 1493, Tušek combine un graphisme proche du tarot à des couleurs douces, libérées de toute forme. Plus malicieuses encore, ces couleurs changent selon le point de vue du spectateur, comme les couleurs des bulles de savon. Des pigments interférentiels sont à l’origine de cet effet.

Est-ce une métaphore de la nature insaisissable de ces figures étranges ? Ou une invitation à réfléchir à la variabilité de notre propre regard sur des personnes marginalisées ? Quoi qu’il en soit, ce joli artifice donne la part belle aux traits, leur conférant une légère aura magique.
À la manière de Léger ou de Duffy, les lignes construisent le tableau, structurent les formes. Ainsi, dans les Schedel comme dans la série noir et blanc, le graphisme domine. Un autre lien apparaît.
Registres chromatiques et fonds picturaux
Au fil du temps, l’œuvre de Tušek peut être vue comme une exploration de différents registres chromatiques.
Le noir et le blanc imprègnent les formes d’un caractère fort, tandis que les couleurs vives évoquent l’enfance, le bruit, la vie, la joie. Dans les peintures textuelles, le contraste entre le mat et le brillant produit des effets subtils, échappant aux photographes, se réservant aux spectateurs mobiles attentifs. Cette fois-ci, pas de pigments interférentiels, juste une réflexion pure.
Autre terrain d’exploration : le traitement du fond. S’il est parfois préparé en couches successives, laissant une part au hasard des transferts et des transparences, il peut aussi être uniforme, pensé dès le départ. Ma préférence va aux premiers, riches en surprises et en couleurs, qu’on trouve dans les deux premières séries: corps de femmes et paysages, sous-bois et forêts. J’ai hâte d’en découvrir d’autres lors d’une prochaine exposition.
Conclusion
Au-delà de la diversité apparente des styles, par le biais de son œuvre, Tušek soulève constamment des questions sur la couleur : son autonomie, ses registres et son pouvoir expressif.
Mais surtout il nous transporte dans de petits univers parallèles; celui des variations Giverny et des corps abstraits, — univers que j’ai ainsi baptisés pour mieux m’y glisser, m’ont séduite par le choix des couleurs et des matières. Un pur plaisir.

Vous l’aurez compris, Un artiste à suivre absolument! Il a résolument sa place dans la catégorie Ils m’inspirent de ce blog. Merci à la Centrale pour cette découverte.