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Défi #12 L’art de l’appropriation et du détournement (II)

    Dans le défi précédent nous avons vu des artistes s’approprier des tableaux connus pour exprimer des idées nouvelles. Et des directeurs artistiques détourner des œuvres à des fins publicitaires pour transmettre plus efficacement leur message.

    Et pourquoi ne pas appliquer le détournement ou l’appropriation de manière systématique pour créer un style propre? Ou carrément sortir le détournement de son domaine artistique en le conviant dans l’espace public ou dans son assiette?

    Mais quelle œuvre choisir? Quel est son potentiel de détournement?

    Au fil de ce nouveau parcours on s’attachera à des œuvres souvent détournées en se demandant pourquoi et comment les artistes procèdent. Parmi elles, la Joconde et la naissance de Vénus. Ce sera aussi l’occasion de découvrir quelques particularités de notre système visuel.

    Tout ça pour aboutir à de nouvelles créations dans lesquelles on aura intégré quelques ficelles. La couleur sera bien sûr notre alliée.

    Michal en version Pierre et Gilles
    « Résultat du Défi #12 « Michal en version Pierre et Gilles » (cc-by-sa V.Lacroix)« 

    Pourquoi la Joconde fascine?

    La Joconde est populaire pour son sourire, la légende qui l’entoure, et en tant que création d’un génie de la Renaissance, Léonard de Vinci. Trois bonnes raisons pour la détourner.

    Sa légende s’est forgée en partie autour de sa mystérieuse disparition du Louvre en 1911. Une histoire rocambolesque qui fera le tour du monde. Le voleur, un vitrier italien qui avait pour tâche de protéger les plus belles œuvres du musée, la garde cachée pendant deux ans avant de la proposer à un antiquaire à son retour en Italie. La police est alertée et le tableau restitué au Louvre en 1914. Aussi, pendant trois ans, malgré la mobilisation générale pour le retrouver, seul un clou témoigne de l’existence du tableau. Une seule oeuvre manque et le Louvre est dépeuplé.

    Son sourire énigmatique proviendrait quant à lui d’un conflit d’interprétation entre différentes voies empruntées par l’information visuelle transitant dans notre cerveau. Petit détour scientifique.

    Différents systèmes de vision

    Dans le défi #8 sur les couleurs de la nuit, j’ai évoqué la différence entre les systèmes de vision de jour et de nuit. Outre le fait qu’il ne distingue pas les couleurs, le système nocturne possède une moins bonne acuité.

    Mais l’acuité du système diurne n’est pas uniforme sur la rétine. En effet, on voit beaucoup plus de détails dans la zone qu’on fixe du regard que dans la périphérie; ce n’est qu’en changeant le point d’attention que nous parvenons à reconstituer notre environnement avec précision.

    Notre cerveau reçoit donc en même temps deux informations: une description fine de ce qui est au centre de l’image et une description plus grossière de la périphérie. Les deux types d’information sont transmises par des voies différentes dans le cerveau.

    Léonard de Vinci, "Mona Lisa" (1498)
    Léonard de Vinci, « Mona Lisa » (vers 1517)

    Selon la neuro-biologiste Margaret Livingstone, là résiderait le mystère du sourire de Mona Lisa. Fixez les yeux de la Joconde, le reste du visage devient flou: vous captez un large sourire (voir la photographie de gauche ci-dessous). Portez le regard sur la bouche: sa moue plutôt triste démentira le sentiment préalablement conçu (voir l’image de droite). Le fait que l’expression perçue varie selon la distance au tableau et selon le point de vue le rendrait intriguant.

    Les différents visages de Mona Lisa vus par les différents systèmes visuels
    À gauche: le visage de Mona Lisa perçu par le système visuel périphérique; à droite les fins détails perçus part le système visuel central et au milieu une représentation de ce que voit le système moyen ( avec l’aimable autorisation de Margaret Livingstone).
    Léonard de Vinci, "Saint Jean-Baptiste" (entre 1513 et 1516)
    Léonard de Vinci, « Saint Jean-Baptiste » (entre 1513 et 1516)

    Le sourire de « Saint Jean-Baptiste » tout aussi charmeur ne présente cependant pas cette particularité quand il est regardé de près. Jugez-en par vous-mêmes.

    Les détournements de la Joconde

    Y a-t-il eu des détournements de la Joconde de Léonard de Vinci (1452-1519) avant celui de Marcel Duchamp (1887-1968) ? Pas à ma connaissance, mais depuis que le plasticien l’affubla en 1919 d’une moustache, d’un bouc et des lettres « L.H.O.O.Q. » (Elle a chaud au cul), le monde entier s’y est attelé.

    Mona Lisa et la publicité

    Parmi tous ces détournements, en voici quatre dont s’est saisie la publicité. Tous reprennent la palette de Léonard. Le premier de « KnowOne.de » clame « Jamais plus célibataire » et associe à Mona Lisa un homme ressemblant étrangement à Saint Jean-Baptiste. Le deuxième de la fondation italienne ANT dit que « Les tumeurs changent la vie, pas sa valeur ». Enfin le troisième, à l’initiative d’un musée pour aveugles, incite à toucher les oeuvres exposées — mais certainement pas la Joconde!

    Trois appropriations de la Joconde par la publicité
    Trois détournements de la Joconde saisis par la publicité

    S’approprier une ou plusieurs œuvres d’art dans un style propre est un exploit supplémentaire. Le directeur artistique Marco Sodano l’a réalisé dans une campagne publicitaire pour Légo. Découvrez ici et tous les portraits qu’il a ainsi transformés. La pixellisation au moyen des légos respecte la palette originale tout en la réduisant au strict minimum. Ce procédé exploite la capacité du système visuel à reconnaître des visages en dépit du peu d’information disponible.

    La Joconde en légo de Marco Sodano
    Marco Sodano, La Joconde en Légo (2014) (avec l’aimable autorisation de l’artiste)

    La Joconde en Rubik cube

    L’artiste de rue Invader (né en 1969) installe depuis 1996 des mosaïques sur les murs de Paris et bientôt sur ceux du monde entier. Plus qu’une appropriation, l’artiste conçoit son travail comme une invasion, comme un virus qu’il veut propager, rendant l’art accessible à tous. Le carrelage devient pixel, l’image semble sortir d’un jeu vidéo. Bien inscrite dans la réalité, elle s’installe à une échelle planétaire.

    Après s’être approprié l’espace public, Invader détourne le Rubik cube pour inventer un nouveau style: le « Rubikcubisme ». Ainsi naissent ses premiers tableaux objets. A l’instar de Banksy, après avoir conquit la rue, l’artiste séduit les galeries. En février 2020 sa version de la Joconde est vendu aux enchères pour 480.000 €.

    La Joconde en Rubik cube d'Invader
    Invader, La Joconde en Rubik cubes (2005)
    Acturial: vidéo de l’annonce de la vente de la Joconde en Rubik cube d’Invader

    Le Rubikcubisme est limité par les couleurs du cube. Rien à voir avec la palette initiale de la Joconde. Et pourtant on la reconnaît.

    Si la teinte n’est pas respectée, la clarté elle, est relativement fidèle: les tons foncés du tableau sont associés au bleu, la couleur la plus sombre du cube. Les tons très clairs, en toute logique deviennent blanc. Viennent ensuite par ordre de clarté, le jaune puis l’orange. Enfin, dans des clartés assez proches suivent le rouge et le vert.

    La clarté est la propriété la plus importante pour notre système visuel. Elle suffit pour transmettre l’information essentielle. Les peintres fauves et les expressionnistes le savaient: ils n’hésitaient pas à mettre du bleu ou du vert sur les visages là où des tons sombres devaient exister en rendant ainsi le volume et l’éclairage plausibles. Mais ici la démonstration est plus puissante encore: avec six niveaux de clarté seulement Invader réussit à nous faire voir la Joconde!

    La naissance de Vénus

    La naissance de Vénus de Sandro Botticelli (1445-1510) fait également partie des incontournables de l’appropriation artistique.

    Sandro Botticelli, "La naissance de Vénus" (vers 1485)
    Sandro Botticelli, « La naissance de Vénus » (vers 1485)

    Le peintre François Boisrond (né en 1959) s’est approprié une série de peintures en les transformant dans un style très personnel. Quoique éloignées des œuvres originales ses créations nous semblent familières et nouvelles à la fois. Des couleurs plus vives, une facture simplifiée et une écriture graphique donnent un coup de jeune à « Moïse sauvé des eaux » de Poussin, au « déjeuner sur l’herbe » de Manet, à « Diane Charesse » (de l’école de Fontainebleau?), et ci-dessous, à « La naissance de Vénus ».

    © François Boisrond, « Françoise en Vénus » (1994) (avec l’aimable autorisation de l’artiste)

    La photographe artiste Frieke Janssens, quant à elle, s’est appropriée la Vénus de Botticelli pour le supplément hebdomadaire culturel du journal LE SOIR. Son site instagram vous fera découvrir son univers surréaliste et parfois politiquement incorrect. J’adore.

    Frieke Janssens, "Rendez-vous" (2007)
    © Frieke Janssens, « Rendez-vous » (2007) (Avec l’aimable autorisation de l’artiste)

    Un style photographique

    Alexey Kondakov a fait de l’appropriation de personnages issus d’oeuvres anciennes sa marque de fabrique. Projetés dans notre monde contemporain, leur beauté si joliment intégrée nous éblouit et leur décalage nous fait sourire. La magie de ses photographies tient aussi à la maîtrise de la couleur et de la lumière. L’harmonie visuelle entre les personnages et la scène est une clef de la réussite de ces détournements.

    Alexy Kodakov
    © Alexey Kodakov (Avec l’aimable autorisation de l’artiste)
    Alexy Kodakov
    © Alexey Kodakov (Avec l’aimable autorisation de l’artiste)
    Alexey Kodakov
    © Alexey Kodakov (Avec l’aimable autorisation de l’artiste)

    S’approprier l’art jusque dans la cuisine

    L’agence FOVEA a matérialisé une série de tableaux connus sous forme d’amuse-gueules. L’article paru en 1988 donnait même les ingrédients des douze recettes. Voici le résultat du chef. L’une ou l’autre image de meilleure qualité (mais en version miroir) est visible sur le site de Guido Pretzl, le photographe spécialisé en photographie culinaire qui les a réalisées.

    Agence FOVEA, photographies de Guido Pretzl. À gauche Joan Miro "Oiseau dans la nuit"; à droite Piet Mondrian "Composition avec bleu, jaune et rouge"
    À gauche Joan Miro « Oiseau dans la nuit »; à droite Piet Mondrian « Composition avec bleu, jaune et rouge » (Agence FOVEA, photographies de Guido Pretzl)
    Agence FOVEA, photographies de Guido Pretzl. À gauche Jackson Pollock "Odeur"; à droite Keith Haring "Touche pas à mon pote".
    À gauche Jackson Pollock « Odeur »; à droite Keith Haring « Touche pas à mon pote » (Agence FOVEA, photographies de Guido Pretzl)
    Agence FOVEA, photographies de Guido Pretzl. À gauche Paul Klee "Chant d'une jeune fille"; à droite Lucio Fontana "Concetto Toastiale".
    À gauche Paul Klee « Chant d’une jeune fille »; à droite Lucio Fontana « Concetto Toastiale » (Agence FOVEA, photographies de Guido Pretzl)

    Créer

    L’appropriation et le détournement sont des procédés que j’adore utiliser.

    Dans le Défi #5 je vous proposais déjà une carte de voeux dans le style « Jasper Johns ». Bien avant, j’ai transformé une couverture de Tintin « Objectif Lune » en « Objectif Tune » pour un collègue qui cherchait un financement. Pour un autre qui était fan du film « les petits mouchoirs », j’ai conçu un paquet de mouchoirs spécial à l’occasion de sa défense de thèse. Pour des cartes d’anniversaires originales, des détournements de journaux, de guides de voyages, de messages publicitaires , etc., sont des occasions rêvées pour exercer sa créativité et faire plaisir à son entourage.

    Par exemple, ci-dessous, j’ai détourné une boîte de médicaments comme prétexte pour citer toutes les qualités d’un ami. Il suffit de prendre les dimensions d’une boîte courante, d’utiliser les mêmes couleurs, d’adapter la typographie, et enfin de remplir les différents champs de manière adéquate.

    Ici, je me suis inspirée du style de Pierre et Gilles pour créer une série de sous-verres à offrir à des amis.

    L’appropriation du style Pierre et Gilles pour la création de sous-verres (cc-by-sa V.Lacroix)

    A vous de jouer

    En période de confinement les réseaux sociaux abondent en détournements en tout genre. Ajoutez les vôtres.

    Détournez vos produits préférés pour en faire des cadeaux à vos proches: transformez une bouteille de whisky, une boite de médicament, une collection de livres, etc. Jouez sur la palette des couleurs et la typographie pour que le détournement soit le plus explicite possible.

    Mettez au point des recettes pour votre prochaine pizza-party où vous demanderez de deviner les styles artistiques que vous aurez parodiés.

    Si vous dépassez le cadre familial et amical, même si la parodie est acceptée, faites attention aux aspects légaux. Mentionnez toujours vos sources; utilisez de préférence les images libres de droit.

    Et surtout, amusez-vous.

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    6 commentaires sur “Défi #12 L’art de l’appropriation et du détournement (II)”

    1. « Faut-il s’approprier une oeuvre pour pouvoir la détourner
      ou détourne t-on pour être en mesure de s’approprier? Ton approche, comme toujours, secoue les certitudes et fait faire ce pas de côté qui ouvre des perspectives cachées. Les lignes s’entrecroisent et reprennent vie. Quand les pinceaux s’en mêlent … l’horizon s’éclaircit. L’oeuvre s’anime. Tu détournes, je m’approprie. Merci. »

    2. Billet très intéressant !
      C’est précisément l’art que je pratique depuis maintenant bien longtemps…
      En 1998 suite à une formation PAO, j’ai commencé à détourner les logos les plus connus (Mars, Guinness, Lego, smoby, TGV, ect… visibles tout en bas de ma page Insta). Aujourd’hui, ma démarche reste la même avec des œuvres d’art que je revisite en y intégrant des effets d’optique pour donner différents niveaux de lecture.
      Graphiquement,
      Arnaud

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